Ma fille

Door Collectif Faire-Part, op Fri Oct 24 2025 08:16:00 GMT+0000

Le rôle de jeune père pousse Nizar Saleh du Collectif Faire-Part à réfléchir à ce que signifie vivre entre deux identités chargées – la belge et la congolaise. Dans une lettre adressée à sa fille, il livre avec émotion tout ce que sa naissance a éveillé en lui : la joie et la colère, le désir et la déception, la quête et la découverte. Sur fond d’images poétiques faites d’averses et de tables richement dressées, il lui transmet non seulement des conseils, mais surtout un amour profond : « N’aie pas peur d’être entière ».

Ma fille,

Quand tu liras ces mots, tu n’auras plus l’odeur de lait au coin de la bouche ni ces gestes ronds qui cherchent encore un appui. Aujourd’hui, tu as un an et trois mois : tu dors, tu ris, tu te tiens debout … ton monde tient dans une chambre où la pluie parle à la vitre. J’écris pour toi, depuis la table des jours simples, afin que notre histoire te tienne la main sans t’enchaîner.

Ta grand-mère s’appelle Congo. Je parle ici d’une aïeule plus vaste qu’un arbre généalogique, la terre-mère d’où je viens et qui m’accompagne dans mes silences. Ses mains sont rouges de boue, ses bracelets sonnent comme des pluies chaudes, sa voix est un tambour couvert de feuilles. Elle a nourri beaucoup d’enfants, et parmi eux la Belgique. Je t’en parle pour que tu saches nommer ce qui t’a façonnée : un large fleuve, un ciel gris, des paumes qui apprennent à se reconnaître.

Tu es née ici, dans une lumière lavée où les heures se tiennent serrées. Dans tes yeux, la pluie a déjà trouvé sa place. La grand-mère Congo te regarde depuis l’ombre tiède de ma langue. Entre vous, je tiens le fil, humble couturier d’une robe qui doit t’aller sans te serrer. Je couds avec des mots, je pique avec des images, je mesure avec la mémoire. La robe doit être souple : tu y danseras.

Entre vous, je tiens le fil, humble couturier d’une robe qui doit t’aller sans te serrer.

Je dois te parler des deux pays qui t’habitent. La Belgique t’offrira la précision des heures, la politesse de la pluie, des trottoirs qui guident les pas, des promesses tenues à voix basse, des cafés où l’on réchauffe ses doigts autour d’une tassedes archives qui croient détenir la vérité. Le Congo t’offrira la lenteur vaste, des conversations qui débordent de la table, des marchés où l’on négocie aussi avec la musique, des rires qui remplissent de nouveau les poumons.

Je dois aussi te dire ce que la Belgique a fait à la grand-mère Congo – non pour peser sur ta marche, mais pour éclairer ton chemin. On l’a appelée, pressée, vidée. Ses richesses dormantes ont été tirées au jour comme des animaux pris au piège. Les façades ont blanchi là-bas tandis qu’ici, les salles s’ornaient. Il reste encore des statues qui déforment l’histoire. Quand tu passeras près d’une statue qui confond hommage et oubli, parle-lui doucement. Dis-lui que la mémoire n’est pas un tribunal uniquement, mais une cuisine où l’on prépare une table assez large. Dis-lui que tu viens pour manger ensemble, pas pour renverser la marmite – et que, tout de même, on ajoutera un peu de sel pour que la vérité ne soit pas fade.

Je te vois grandir ; tes syllabes se posent comme des oiseaux sur le rebord du jour. « Eau », dis-tu, et tout devient rivière. « Ba », et voilà qu’une banane, un bateau, une berceuse se disputent la place.

On te demandera d’où tu viens. Tu pourras répondre : ‘Je viens d’une grand-mère au ventre-forêt et d’une maison de pluie.’ Si l’on insiste, souris : le mystère est une politesse faite à la complexité. On te parlera de pureté. Souris. Les fleuves purs n’arrivent nulle part. Les grands fleuves sont mélangés, chargés, habités. Ils deviennent mer en acceptant de ne plus être seulement eux-mêmes. Tu n’es pas une addition de pays, tu es une transformation.

Je te vois grandir ; tes syllabes se posent comme des oiseaux sur le rebord du jour. « Eau », dis-tu, et tout devient rivière. « Ba », et voilà qu’une banane, un bateau, une berceuse se disputent la place. Garde cette liberté quand les mots deviendront grands : les grands mots aiment se prendre au sérieux ; rappelle-leur qu’ils ont bégayé pour naître. Si la colère vient, apprends-lui la laisse de la phrase longue. Écris jusqu’à l’apaisement, parle jusqu’à la respiration. La langue est un jardin où les fauves finissent par se coucher.

Dans ce jardin, j’entends la voix de ton arrière-grand-père. Quand je suis parti, il ne m’a pas donné de discours, mais l’outil des phrases nettes. Je le porte encore : il m’aide à écorcer les jours, à tailler les inquiétudes en copeaux. Je te le transmettrai, transformé en phrase simple : « N’aie pas peur d’être entière. » Être entière signifie : ne te brise pas pour entrer dans les tiroirs des autres ; agrandis la commode si nécessaire.

Un jour, tu retourneras peut-être saluer ta grand-mère. Tu marcheras dans une rue où la poussière colle aux sandales comme la mémoire à la langue. Tu reconnaîtras des gestes que tu n’as jamais appris, des voix qui te diront ‘mbote’ comme on accueille une revenante. Tu découvriras qu’un pays ne se visite pas : il se boit lentement, à la paille du silence. Puis tu reviendras ici, et la pluie de Belgique te paraîtra plus précise encore, comme si elle avait lu ton cœur.

Je ne peux te promettre un monde facile. Je peux seulement te promettre ma main, ma voix, ma capacité à apprendre.

Je veux te donner des outils. D’abord : la nuance – le monde préfère les lignes droites, mais ce sont les dégradés qui reposent les yeux. Entre « oui » et « non », il y a la place d’une phrase entière : occupe-la. Ensuite : la douceur v elle n’excuse pas tout, mais rend possible le reste, elle ouvre la fenêtre pendant que la vérité transpire. Sans elle, la pièce devient irrespirable, même les justes manquent d’air. Et enfin : la joie – je ne parle pas de simple plaisir, mais de ce tremblement au milieu du jour qui dit : « Malgré tout, la vie passe et nous prend par la main. » La joie ne blanchit pas les fautes ; elle empêche le désespoir de repeindre la maison en noir. Si la tristesse insiste, offre-lui une chaise et ouvre la fenêtre. Et si tu tombes, relève-toi comme tu le fais maintenant : en riant, avec un monde sur les genoux.

Je ne peux te promettre un monde facile. Je peux seulement te promettre ma main, ma voix, ma capacité à apprendre. La vérité aura chez nous une voix douce, les mots difficiles seront dits sans hurler, nous laisserons de la place. Et si tu perds ton chemin, nous allumerons une lampe au lieu d’inventer un ennemi.

La nuit s’épaissit pendant que j’écris. Ta respiration, dans la pièce d’à côté, est un fil qui ne se rompt pas. Dehors, la pluie hésite, se tait, recommence - humble professeur de recommencements. Je pense à la Belgique : un pays qui apprend. Je pense au Congo : un fleuve qui avance même immobile, une mémoire large comme une promesse. Entre eux, je te vois, berge vivante où tous deux trouvent repos.

Quand tu liras cette lettre, je ne serai peut-être pas là pour éclairer chaque image. Tant mieux. Choisis celles qui te soutiennent, jette le reste. Garde ceci : tu es née entre deux battements du même cœur. Ta grand-mère s’appelle Congo, la Belgique t’a tenue au premier cri. Apprends-leur à parler ensemble. Ouvre les fenêtres. Dresse la table.

Je signe, non pour fermer, mais pour ouvrir : une porte, une saison, un livre. Je signe comme père, comme fils, comme petit-fils d’une femme aux mains vastes. Je signe depuis une maison de pluie où l’on apprend à aimer sans compter. Dors, grandis, marche. La route fera son travail, et tes pas lui donneront un beau bruit.

Ton père

La traduction néerlandaise est disponible ici.